Un orgue de grande qualité installé en 1946

Bien que ce soit étonnant , il y a bien eu un orgue installé et inauguré en 1946 à Saint Denis le Vêtu. Comment cet orgue a put être financé pendant cette période de la guerre puis construit à un moment où tout manquait...

Une histoire racontée par Nelly Duval.

L’orgue le jour de l’inauguration le 25 août 1946 

 

 

 Rapide survol historique : Si, à Alexandrie on parle d’orgue dès 246 avant J-C, en Normandie, les premiers orgues sont apparus dès le début du XIIe siècle. Plus de 8000 orgues sont, aujourd’hui, répertoriés en France, dont 1000 protégés. Paris en compte 260.  Sur les 78 orgues de la Manche inscrits dans le guide départemental, trois sont situés, depuis le milieu du XXe siècle, dans notre canton. Ceux de Notre-Dame-de-Cenilly et de Cerisy-la-Salle, électriques,  datent des années 1951-52. Quant au nôtre, mécanique, il est en place depuis l’été 1946.

 

« Pour la beauté et l’harmonie des messes… »

 

L’abbé Caen (10/04/1896-1940-7/12/1970- 1971) en rêvait depuis longtemps, de cet orgue qui emplirait de son harmonieuse musique l’espace entier de l’édifice religieux. C’est en juin 1942 qu’il écrit, dans le bulletin paroissial réduit, pour cause de guerre, à un feuillet de deux pages : 

« A l’occasion de notre fête patronale, nous formons deux projets… », le deuxième étant « l’inauguration et la bénédiction d’un orgue. Vous reconnaissez la beauté de nos offices, spécialement des chants. Vous savez les efforts qui ont été faits à ce sujet. Mais l’harmonium de la tribune, presque centenaire, risque de devenir muet. Faut-il en faire son deuil ? Nous ne le pensons pas. Aussi nous sommes-nous adressés à un ingénieur organier de Paris, M. Rochesson, restaurateur des grandes orgues de la Cathédrale et du Séminaire de Coutances. Il pourra nous établir un excellent instrument de six jeux pour un prix minimum de trente-cinq mille francs.

Nous disposons déjà, pour cet objet, de cinq mille francs ; et, comme votre curé sait bien qu’il vous demande un effort, il veut lui-même donner l’exemple et s’inscrire en tête de la souscription qu’il ouvre aujourd’hui, pour une somme de deux mille francs, espérant être suivi et même dépassé, et se proposant de recevoir avec reconnaissance toutes les offrandes, si minimes soient-elles, qu’on voudra bien lui adresser à cet effet. 

Que Dieu nous fasse la grâce de réaliser nos projets pour la beauté et l’harmonie de nos cérémonies religieuses ! »

 

 

 

Histoire d'une souscription

 

 « Plusieurs paroissiens m’ont déjà rendu visite. Nous les remercions. Nous serons heureux de recevoir les autres. Nous avons besoin de nombreuses offrandes pour réaliser notre projet. La circulaire de septembre en rendra compte. Elle donnera les noms des souscripteurs et le montant des offrandes. Nous respecterons toutefois la liberté des personnes qui nous auront manifesté le désir de garder l’anonymat », écrivait-il dans le bulletin de Juillet août 1942.

En septembre 1942 : 20 950 Francs ont été trouvés.

En octobre 1942, 22 965 Francs.

En novembre 1942 : 25 005 Francs. Il note : «  Nous remercions bien sincèrement tous les souscripteurs de fait. Nous invitons les souscripteurs de désir à imiter leur exemple. Nous espérons leur annoncer prochainement que l’orgue est sur le chantier. Plaise à Dieu qu’il chante bientôt les louanges du Seigneur ! »

En décembre 1942 : 28 225 Francs.

« Jusqu’à ce jour, plus de 130 familles et plusieurs prisonniers ont spontanément participé à la souscription. C’est le meilleur encouragement que nous puissions recevoir. Vifs remerciements », termine l’abbé Caen.

Interruption de la parution du bulletin pendant les années 1943 à 1945, donc aucune trace de la suite de la souscription. Toujours est-il que les fonds devaient avoir été trouvés en début d’année 1946 puisqu’il est à nouveau question de l’orgue.

« Léon Trosseille, son fils et un ouvrier africain… »

 

Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, aucune pose d’orgues n’est signalée dans la Manche entre les années 45 et 50, à part à Saint-Denis-le-Vêtu. Dès le milieu du printemps et pendant trois mois, de mars à juillet, morceau par morceau, l’orgue est monté. « C’est Léon Trosseille, sous-traitant pour la maison  E.Rochesson, aidé de son fils apprenti et d’un ouvrier africain, qui assemble toutes les pièces fournies par Rochesson », se souvient Auguste Duchemin. Plusieurs tuyaux anciens en étain, récupérés d’autres orgues, sont posés, ce qui donnera l’excellente qualité de son de notre orgue. Impossible de savoir d’où proviennent ces jeux anciens !

Tous les supports des tuyaux sont fabriqués et ajustés au fur et à mesure, selon les proportions voulues, par l’équipe aidée d’Auguste Duchemin qui participe activement à la construction

A noter que « la pénurie de matériaux propre à l’époque et, surtout, l’oubli de la grande tradition de la facture d’orgue font qu’aucun des autres orgues du canton  n’est de grande qualité sonore », note Jean-François Destrées, l’organiste titulaire de la cathédrale de Coutances.

 

 

Mais qu’est-ce qu’un orgue?

Orgue : nom masculin au singulier, féminin au pluriel. Disposant de plusieurs claviers, il est le plus complet des instruments de musique. Il donne tous les sons grâce à des tuyaux de deux types : à bouche et à anches, contenus dans un buffet. Une soufflerie mécanique ou électrique amène le vent dans les tuyaux.

Jeux à bouche (pièce de plomb immobile appelée biseau, fixée entre les lèvres du tuyau, qui renvoie l’air dans une petite fente. Certains tuyaux sont ouverts (les principaux, les flûtes, la gambe), d’autres bouchés (les bourdons).

 

Jeux à anches (languette vibrante, fixée à l’embouchure du tuyau, qui produit plus de timbre et d’éclat). Ce sont les tuyaux qui reproduisent le son du clairon, de la trompette, du trombone, du hautbois…

le tout couronné de chutes de vigne… »

 

Ce sont René Leroux de la Naverie à Roncey et Pierre Lefranc, son ouvrier qui  fabriquent le buffet (coffre). Auguste s’occupe de construire la console où se trouve le clavier, les supports des tuyaux, beaucoup d’autres  pièces et les parties décoratives. Tout juste rentré de l’armée, encore convalescent, il bricole. De bien belles bricoles, cette dizaine de généreuses et superbes grappes de raisins nées parce que le futur ébéniste trouvait la façade trop plate et trop sévère. « J’ai donc ajouté cette grande ogive et deux petites puis couronné le tout de chutes de vigne avec feuilles et grappes », précise-t-il. 

 

 

« une magnifique cérémonie… »

 

Elle remonte à 1946, le 25 août, jour de la fête de la Moisson dont c’est la deuxième édition. « L’église est ornée d’instruments agricoles et chacun des 73 hameaux a son écusson. On chante la messe des Paysans. Jeunes gens et jeunes filles ont préparé cette messe ainsi qu’une magnifique cérémonie d’offrande », note l’abbé Legoupil. La musique de Brix est présente, le frère de l’abbé Caen en étant le chef. Le bord de la tribune qui soutient l’orgue est rehaussé d’une guirlande de fleurs en papier. Les chantres ont revêtu leurs plus belles chapes de drap d’or. Peut-être Léon Trosseille lui-même a-t-il accompagné cette messe solennelle à l’orgue ? Melle Caen, la sœur du curé joue de l’harmonium. 

 

 

« 474 tuyaux de sonorité différente… »

 

A chaque extrémité, trois tuyaux reposant sur une console forment tourelle. Cinq jeux au début, soit 270 tuyaux.

 C’est Léon Trosseille qui choisit de disposer un certain nombre de tuyaux à l’extérieur. Un seul clavier manuel, transpositeur (qui sert à ajuster le ton à la voix de l’assemblée). Pas de pédalier. Juste une pédale pour l’expression. 

Quant à la soufflerie, elle est activée manuellement jusqu’en 1951, le plus souvent par Edouard Lecardonnel à qui, un jour, Henri Briam*, le facteur d’orgues, dit avec humour : « Edouard, vous soufflez bien dans le ton ! » Encouragé, notre homme continua de souffler…. Aucune capacité particulière n’était requise pour ce genre de tâche, juste actionner le levier en pompant jusqu’à ce qu’un repère soit atteint, indiquant que le réservoir d’air était plein. Réservoir à sec, aucun son !

*Henri Briam, organier (ou facteur d’orgues) du Calvados, qui travaillait à façon et qui a complété l’orgue en ajoutant, la 1ère fois, 3 jeux et la soufflerie en octobre 1951) puis la 2ème fois, en juin 1956, le bourdon en commande pneumatique puisque placé à l’extérieur du buffet, dans l’éveil de la fenêtre. Sans doute l’organier commandait-il les matériaux à la maison Beuchet de Nantes ?        

En octobre 1951 : « L’orgue est en chantier pour recevoir trois nouveaux jeux et une soufflerie électrique. Il sera désormais un bel instrument de 8 jeux composés de 420 tuyaux de sonorité différente », note Léon Caen.

Bilan en juillet-août 1953 :  

 

Dix ans plus tard, en juin 1956 : « Nous comptons terminer l’orgue de Saint-Denis en juillet prochain, en le dotant d’un beau bourdon de 16 pieds. Il aura ainsi la puissance d’un orgue de 9 jeux qui vibreront harmonieusement sous les doigts alertes de nos organistes. Merci à ceux qui nous aident. Merci aux donateurs des trois billets de 1000  Francs », écrit l’abbé Caen.

 

 

 

A qui appartient cet orgue ?…

Placé dans la tribune, pourquoi est-il propriété de la commune alors que la tribune appartient à l’église ?

C’est l’abbé Désiré Durchon (1857-1906) qui a demandé à Louis Vimond (1866-1911), nommé maire en 1902 à la suite de Gratien Lehodey, l’édification d’une tribune dans l’église. Il est vrai que le maire ne s’entendait pas avec le curé de l’époque. A la demande de l’abbé de construire cette tribune, le maire a répondu sèchement : « Vous bâtirez votre tribune sans toucher à mon mur ! ». Les murs extérieurs de l’église étant propriété de la commune, la tribune fut construite sur quatre piliers. Quarante ans plus tard, l’orgue, posé dans la tribune, propriété de l’église, fut fixé au mur, propriété de la commune, donc il appartient à la commune, chargée de l’entretenir et de le restaurer si besoin.

 

« aucun organier ne l’a visité… »

Une constatation est établie en octobre 1961 : « A l’église, des travaux s’imposent dont la révision de l’orgue. Depuis qu’il est monté », date de 1956 avec l’ajout des derniers jeux,  « aucun organier ne l’a visité. L’humidité des hivers et la sécheresse de certains étés l’ont désaccordé et ont réduit plusieurs jeux au silence. La maison Beuchet , de Nantes, doit prochainement en assurer la réparation », déplore-t-on dans le bulletin.

Au début des années 70, l’entreprise chargée de changer le voltage emmène le moteur de l’orgue pour le passer de 110 en 220. Une repose mal faite et voilà le moteur devenu anormalement bruyant. « L’organiste n’a qu’à jouer plus fort que le bruit du moteur ! », s’entend répondre Auguste, mécontent, par le directeur de l’entreprise. Un plafond percé, l’humidité des mois pluvieux, le plâtre qui s’effrite, la poussière et les saletés qui s’accumulent dans les tuyaux font que les révisions s’imposeraient assez souvent, ce qui ne semble pas fait pendant la dernière trentaine d’années.

 

« attention, fragile !… »

Pendant tout ce temps, quelqu’un veille cependant sur le bel instrument, un homme maintenant âgé, discret et efficace, se faufilant souvent à l’intérieur du coffre pour y décoincer une note,  pour y remplacer un élément défaillant…Intarissable sur la composition de l’orgue fait de centaines et de centaines de pièces en bois, en étain, en zinc, en cuir, en carton, dont de nombreux éléments en bois de sa composition, Auguste Duchemin en connaît les moindres détails. « La finesse et la multiplicité de certaines pièces de bois ou de métal font que, si l’on rentre dans l’orgue, il faut veiller à se faire tout petit pour ne pas toucher ces pièces très fragiles », conseille-t-il.

 

 

Quelques organistes

 

Surtout formés à l’accompagnement du chant liturgique, les organistes de la région étaient souvent de jeunes aveugles formés en institut (Louis Legallet, né au Mesnil-Villeman et Georges Thouviot, organistes à Granville,   Pioline à la Cathédrale de Coutances.

A Saint-Denis-le-Vêtu, pas d’organiste attitré.

Se sont succédé, au fil des ans, à l’orgue :

 1-L’abbé Caen, excellent musicien, qui en jouait pour le plaisir puisque officiant les messes.

 

 2-Blanche Caen, sa sœur qui jouait surtout de l’harmonium. Difficile à gérer deux instruments de musique dans la même église, les chantres et la chorale d’hommes étant, pour les offices des fêtes religieuses, dans le chœur, accompagnés par l’harmonium pendant que la chorale des jeunes filles et dames, dans la tribune,  bénéficiait de l’accompagnement à l’orgue. Les uns jouant et chantant séparément et (ou) en alternance avec les autres pendant l’office.

 

3-Denise Lehodey, très bonne musicienne, a joué jusqu’en 1973 ou 74, année de son décès.

 

4-Jean-François Guillon, le fils de Cécile et Fernand, de 1975 à 1985 : « J’étais à l’aise dans ce répertoire. J’avoue que j’aurais dû continuer pour me perfectionner…»  Il a appris l’orgue avec Maurice Mouchel, professeur au lycée Germain.

 

5-Mélanie Pépin, de 1985 à juillet 1994, la fille de Bernard et Geneviève. Passionnée de musique, elle a commencé le piano dès l’âge de 6 ans. A participé à des concours européens. « Tu devrais entrer au Conservatoire de Paris », lui conseillait Mme Brison, son professeur. « Non, je joue pour mon plaisir ! », a toujours répondu Mélanie. Plus tard, elle s’est aussi mise à l’accordéon pour la plus grande joie de son grand-père maternel qui en jouait aussi.

 

6-Roger Capelle a succédé à Georges Leneveu à l’harmonium de Guéhébert vers les années 1954. Autodidacte, il connaissait et jouait le plain-chant du Coutançais que lui avait enseigné l’abbé Caen. En 1995, il s’est mis à l’orgue de Saint-Denis, aidé par Auguste pour le déchiffrage des nouveaux chants. Il fait aussi des remplacements à Roncey, « pour dépanner », précise-t-il en toute modestie.

 

 

Auguste Duchemin et Roger Capelle en 2006

Quelques concerts récents

En 2016, lors de la Fête de la pomme, Jean-François Destrés à l'orgue et Christine Neveu à la flûte à bec ont montré que l'orgue qui venait d'être rénové avait toujours un excellent son.

 

Jean-François Destrés, organiste à la Cathédrale de Coutances à la fin du concert.

Présentation de l'orgue par un professionnel

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