Témoignage de Fernand Guillon
Témoignage d’Albertine Lefranc
Chaussées de bottes, nous marchons, dans l’air déjà tiède d’une belle matinée du mois de mars, vers des lieux tristement chargés d’Histoire. Par un chemin creux, nous atteignons la petite route Saint-Denis – Guéhébert qui passe au village de la Scellerie. Dans le champ où paissent calmement des génisses, Albertine Lefranc me raconte ce triste épisode de la Libération. (Il peut y avoir des inexactitudes de détails car, parfois, les témoignages recueillis près d’autres personnes de la commune divergent un peu).
Drôle d’orage !
Il est déjà tard, cet après-midi du 28 juillet 1944. Peut-être bien sept heures et demie du soir. Trois chars allemands viennent de quitter la poche de Roncey et, fuyant l’approche des Alliés, ils se dirigent vers Saint-Denis-Le Gast (ou Lengronne), via Guéhébert. Les monstres avancent lentement. Les Saint-Denisais de la Scellerie les regardent passer, apeurés, en semi sûreté derrière les rideaux des fenêtres de leurs habitations. A la Croix, les deux derniers chars ont emprunté la route du bourg quand, à quelques kilomètres du carrefour, ils s’aperçoivent de leur erreur et font demi-tour. Les gens de la Scellerie voient à nouveau passer deux engins. Et soudain un vacarme les fait sursauter. Delphine Girot, effrayée par ces grondements assourdissants, se précipite dans le bas de l’escalier, sa place favorite de sûreté lors des orages. A l’entrée du chemin, à 50 mètres de la maison, un gros char tigre allemand est repéré par un des coucous américains qui lance son petit signal à l’artillerie. Celle-ci, basée à la Croix Frialle, lance aussitôt un premier obus qui va tomber sur la toiture à l’arrière de la maison des Yonnet et dont l’un des éclats ira toucher Delphine, toujours assise sur la troisième marche de son escalier. Elle décèdera aussitôt, atteinte en plein dos.
Une cachette piège
Un peu plus bas, dans le village, la famille Pacary, le père Léon, la mère Gabrielle et les 2 enfants Albert et Odette, viennent de rentrer précipitamment dans leur maison du moulin de Brucourt, effrayés par ces bruits. Le soldat allemand du deuxième char, sorti de son engin et voyant le danger arriver, crie à Léon qui vient de jeter un œil furtif par la fenêtre : « Heraus, heraus, bombard… », en leur faisant signe de se réfugier loin de leur maison et de l’endroit repéré par les Alliés, c’est-à-dire le char à moitié caché de l’autre côté de la route. Affolés, ils passent devant le moulin dont l’activité de la journée est terminée. Seule la roue continue de tourner, laissant entendre un doux clapotis. Les gens, venus des environs, moudre le sarrasin et l’orge sont rentrés chez eux. La famille Pacary et les réfugiés qu’ils ont hébergés sortent en courant, passent devant le moulin, longent le bief puis se dirigent rapidement vers la boulangerie située à côté de l’étable à vaches. Ils retiennent leur souffle. Louis, le jeune réfugié de 11 ans, accompagné de ses parents, la famille Rossignol, se glisse sous le pétrin, content d’avoir trouvé la cachette idéale. Avant de pénétrer dans la pièce, Léon a repéré les feux rouges du planeur, signes qu’il était temps pour les artilleurs alliés de frapper à nouveau. Juste le temps de fermer la porte et le deuxième obus tombe sur le moulin au toit de chaume qui s’embrase aussitôt. Un sifflement aigu, une vitre qui casse, un éclat qui pénètre par le bas de la fenêtre de leur abri et va frapper au ventre l’infortuné petit Louis. La maman affolée allume la lampe pour constater que son fils a une profonde blessure qui saigne beaucoup. L’enfant conscient s’inquiète de son sort : «Maman, est-ce que je vais mourir ? pourquoi moi ? ». Léon, qui appréciait ce petit être, tente de le réconforter. Malheureusement, il décèdera, à bout de sang, à 3 heures du matin, le lendemain 30 juillet 1944. Quant au moulin, il ne restera, au petit matin, qu’ un amoncellement de ruines calcinées et encore fumantes. Pour les deux victimes, Noël Caen, menuisier réfugié et Auguste Duchemin confectionneront des cercueils le lundi 31 juillet.
Autre témoin et acteur de la fin des douloureuses opérations, Michel Mariette se souvient :
Cessez le tir !
« Mon père Louis, Jeanne Telmart, une cousine, servante chez nous et moi venions de finir la traite quand nous avons vu des flammes. Nous avons pris la direction de la Scellerie, sommes allés à 70 mètres du moulin et l’avons regardé brûler, impuissants. Là, assis sur le rebord d’une fenêtre, nous avons vu passer une voiture amphibie allemande avec un officier et deux soldats dedans. Ils se sont arrêtés à notre hauteur et ont lancé, moqueurs : « Voyez vos amis les Américains, comme ils font du bon boulot ! ». Puis nous avons pressé le pas le long du petit chemin qui mène à la Bazirée, en reprenant, au passage, le lait de la traite. Arrivés au niveau de la route Roncey – Saint-Denis-Le-Vêtu, ma cousine s’est exclamée : « Regardez, ils foutent le camp ! » . Elle se trompait. C’était un important convoi américain bien organisé : 4 à 5 camions, une ambulance et à nouveau 4 à 5 camions et une ambulance, ceci répété plusieurs fois. Un des GI’s a lancé de l’intérieur d’un des véhicules :
« -Couchez-vous, on tire !
-Sur qui tirez-vous ? a répliqué Michel Mariette,
-Sur les chars en bas.
-C’est pas la peine de continuer à tirer. Il n’y a plus d’Allemands là-bas. On en vient. Cessez le tir ! »
Sitôt dit sitôt fait. Un coup de radio à ceux de la Croix Frialle et le calme est revenu.
Un personnage mystérieux
Nous savions dès le samedi soir que la libération était proche car, quand les Allemands stationnés chez nous sont partis, il en est resté un seul, très gentil qui a dit aux réfugiés : « Vous permettez que j’embrasse votre petit baby ? Vous êtes bien ici. N’en bougez pas. Demain soir, vous êtes libres ». Je n’ai jamais pu éclaircir ce mystère du soldat au costume allemand prononçant le mot anglais et nous donnant des paroles de réconfort. En tout cas, il avait dit vrai. »